Bon comme on est parti comme cela :
Livre premierIncendie de SinopeL'embrazement de la Ville de Sinope estoit si grand, que tout le Ciel ; toute la
Mer ; toute la Plaine ; et le haut de toutes les Montagnes les plus reculées, en
recevoient une impression de lumiere, qui malgré l'obscurité de la nuit,
permettoit de distinguer toutes choses. Jamais objet ne fut si terrible que
celuylà : l'on voyoit tout à la fois vingt Galeres qui brusloient dans le Port ;
et qui au milieu de l'eau dont elles estoient si proches, ne laissoient pas de
pousser des flames ondoyantes jusques aux nuës. Ces flames estant agitées par un
vent assez impetueux, se courboient quelquefois vers la plus grande partie de la
Ville, qu'elles avoient desja toute embrazée ; et de laquelle elles n'avoient
presque plus fait qu'un grand bûcher. L'on les voyoit passer d'un lieu à l'autre
en un moment ; et par une funeste communication, il n'y avoit quasi pas un
endroit en toute cette déplorable Ville, qui n'esprouvast leur fureur. Tous les
cordages, et toutes les voilles, des Vaisseaux et des Galeres, se destachans
toutes embrazées, s'eslevoient affreusement en l'air, et retomboient en
estincelles, sur toutes les maisons voisines. Quelques unes de ces maisons
estant desja consumées, cedoient à la violence de cét impitoyable vainqueur ; et
tomboient en un instant, dans les Ruës et dans les Places, dont elles avoient
esté l'ornement. Cette effroyable multitude de flames, qui s'élevoient de tant
de divers endroits ; et qui avoient plus ou moins de force, selon la matiere qui
les entretenoit, sembloient faire un combat entr'elles, à cause du vent qui les
agitoit ; et qui quelques-fois les confondant et les separant, sembloit faire
voir en effet, qu'elles se disputoient la gloire de destruire cette belle Ville.
Parmy ces flames esclattantes, l'on voyoit encore des tourbillons de fumée, qui
par leur sombre couleur adjoustoient quelque chose de plus terrible, à un si
espouvantable objet : et l'abondance des estincelles, dont nous avons desja
parlé, retombant à l'entour de cette Ville, comme une gresle enflamée, faisoit
sans doute que l'abord en estoit affreux. Au milieu de ce grand desordre, et
tout au plus bas de la Ville, il y avoit un Chasteau, basty sur la cime d'un
grand Rocher qui s'avançoit dans la Mer, que ces flames n'avoient encore pû
devorer : et vers lequel toutefois, elles sembloient s'eslancer à chaque moment,
parce que le vent les y poussoit avec violence. Il paroissoit que l'embrazement
devoit avoir commencé par le Port ; puis que toutes les maisons qui le
bordoient, estoient les plus allumées, et les plus proches de leur entiere
ruine, si toutefois il estoit permis de mettre quelque difference, en un lieu où
l'on voyoit esclater par tout, le feu et la flame. Parmy ces feux et parmy ces
flames, l'on voyoit pourtant encore quelques Temples et quelques maisons, qui
faisoient un peu plus de resistance que les autres ; et qui laissoient encore
assez voir de la beauté de leur structure, pour donner de la compassion, de leur
inevitable ruine. Enfin ce terrible Element détruisoit toutes choses ; ou
faisoit voir ce qu'il n'avoit pas encore détruit, si proche de l'estre ; qu'il
estoit difficile de n'estre pas saisi d'horreur et de pitié, par une veuë si
extraordinaire et si funeste. Ce fut par cét espouvantable objet, que l'amoureux
Artamene (apres estre sorty d'un valon, tournoyant et couvert de bois, à la
teste de quatre mille hommes) fut estrangement surpris. Aussi en parut-il si
estonné, qu'il s'arresta tout d'un coup : et sans sçavoir si ce qu'il voyoit
estoit veritable ;et sans pouvoir mesme exprimer son estonnement, par ses
paroles ; il regarda cette Ville ; il regarda le Port ; il jetta les yeux sur
cette Mer, qui paroissoit toute embrazée, par la reflexion qu'elle recevoit des
Nuës, que ce feu avoit toutes illuminées ; il regarda la Plaine et les Montagnes
; il tourna ses yeux vers le Ciel ; et sans pouvoir ny parler, ny marcher, il
sembloit demander à toutes ces choses, si ce qu'il voyoit estoit effectif, ou si
ce n'estoit point une illusion. Hidaspe, Chrisante, Aglatidas, Araspe, et
Feraulas, qui estoient les plus proches de luy, regardoient cét embrazement, et
n'osoient regarder Artamene ; qui poussant enfin son cheval sur une petite
eminence, où ils le suivirent ; vit et connut si distinctement, que cette Ville
qui brusloit, estoit celle-là mesme qu'il pensoit venir surprendre cette nuit,
par une intelligence qu'il y avoit, afin d'en tirer sa Princesse, que le Roy
d'Assirie y tenoit captive ; que tout d'un coup s'emportant avec une violence
extréme ; Quoy injustes Dieux, s'écria t'il, il est donc bien vray que vous avez
consenti à la perte de la plus belle Princesse qui fut jamais ? et que dans le
mesmne temps que je croyois sa liberté infaillible, vous me faites voir sa perte
indubitable ? En disant cela il s'avança encore un peu davantage : et n'estant
suivi que de Chrisante et de Feraulas, Helas mes Amis (leur dit il en commençant
de galoper, et commandant que tout le suivist) quel pitoyable destin est le
mien, et à quel effroyable spectacle m'a t'on amené ? Allons du moins, allons
mourir dans les mesmes flames, qui ont fait perir nostre illustre Princesse.
Peut-estre (poursuivoit il en luy mesme) que ces flames que je voy, viennent
d'achever de reduire en cendre, mon adorable Mandane. Mais que dis-je,
peut-estre ? Non, non, ne mettons point nostre malheur en doute, il est desja
arrivé ; et les Dieux n'ont pas permis un si grand embrazement pour la sauver.
S'ils eussent voulu ne la perdre pas, ils auroient souslevé les vagues de la
Mer, pour esteindre ces cruelles flames, et ne l'auroient pas mise en un si
grand danger. Mais helas ! s'écrioit il, injuste Rival, n'as tu point songé à ta
conservation plustost qu'à la sienne, et n'as tu point causé sa perte par ta
lascheté ? Si je voyois ma Princesse (adjoustoit il en se tournant vers
Chrisante) entre les mains d'un Prince, à la teste de cent mille hommes, et que
ce Prince la voulust sacrifier à mes yeux, je ne serois pas si desesperé,
j'aurois un ennemy que je pourrois du moins attaquer, si je ne le pouvois
vaincre : Mais icy, je n'ay rien à faire, qu'à m'aller jetter dans ces mesmes
flames, qui ont desja confumé ma Princesse. En disant cela, il s'avançoit encore
davantage : et apres avoir esté quelque temps sans parler ; Ha Ciel ! (s'ecrioit
il tout d'un coup, voyant qu'il n'y avoit que Chrisante qui le peust entendre)
ne seroit-je point la cause de la mort de ma Princesse ? n'est-ce point pour
l'amour de moy qu'elle a elle mesme embrazé cette Ville, plustost que de manquer
de fidelité, au malheureux Artamene ? Ha Dieu ! s'il est ainsi, je suis digne de
mon infortune ; et je merite tous les maux que je ressens.
Et j'en ai pour 2268 pages : le livre le plus énorme écrit dans le monde.